31 août 2014

Quand les taureaux ouvrent sur la rhétorique et la démocratie

De la tertulia taurine, conversation tauromachique comme art rhétorique et politique 

Au-delà de ses passes et scénographies dans l’arène, la corrida se prolonge parfois en rencontres passionnantes du point de vue rhétorique. La première tertulia à laquelle j’ai assisté se déroulait à Valencia et c’est la plus belle langue espagnole (précision lexicale, tournures des phrases) qu’il m’ait été donné d’entendre. Devant une audience ouverte, une conversation s’engage entre aficionados à propos de la corrida qui vient d’avoir lieu. A une table légèrement surélevée se tiennent quelques « autorités » : responsables de club taurin, journalistes, photographes, écrivains, qui débutent l’échange par leurs ressentis de la course qui vient d’avoir lieu. L’exercice est délicat car chaque participant a vu la course et dispose donc de ses propres impressions. 
D’un point de vue rhétorique, il ne s’agit pas de se convaincre mais seulement de se faire comprendre : traduire une impression, une émotion, argumenter une appréciation. Après ces tours de parole, l’assistance est invitée à commenter, se prononcer également, ce qui rapproche la rencontre d’un moment de démocratie directe : une voix en vaut une autre et il s’agit de se donner à comprendre : pas de vote, pas de pouvoir, juste l’élaboration collective d’un point de vue circonstancié sur l’événement. 
Il arrive cependant que ces tertulias institutionnalisées, comme à Valence, décernent des titres honorifiques tels le Trophée Distinctif à José Padilla en 2014, ce vaillant torero qui ayant perdu son œil dans une cornada terrible qui lui avait traversé la tempe avait prononcé lors de sa courte convalescence cette sentence d’implacable rhétorique : « ce n’est pas le toro qui décidera quand j’arrête la corrida, c’est moi ». 

Faiblesse des pattes postérieures, cornes non relevées, 
torero peu engagé
A Béziers, lors de la dernière feria, ces bien-nommées « controverses et tertulias » ont été pour la première fois depuis longtemps réintroduites dans l’espace même de la feria et comme à Valence, on a pu retrouver cette dimension rhétorique, sans commune mesure avec un commentaire de bar sur le match de foot de la veille. D’abord l’appréciation générale, puis les taureaux de l’élevage. Ce jour-là, la réputation négative de Daniel Ruiz s’est faite en 10 minutes : taureaux non combatifs, faibles, aux cornes mal orientées. L’évaluation des taureaux est du même ordre que lors d’une foire au bétail telle celle de Saint Jean d’Aulp : une multitude de critères objectifs permettent de qualifier la beauté, la race d’un animal. A Béziers, ces bêtes-là étaient indignes de concourir et du coup se posait la difficulté à toréer mais aussi la possibilité de pactes de connivence entre certains toreros et cet éleveur. 
Les participants ne jugent pas, n’attribuent rien ni ne décident mais ils mettent en commun leurs connaissances, leurs points de vue, leurs subjectivités pour élaborer une image juste et mémorable de l’événement. 
Dans nos espaces de management, ce serait un bon protocole de debriefing. 
Du point de vue politique, il est de curieuse occurrence que ce soit dans une ville passée au Front National que se tienne nouvellement un exercice où l’autorité se conquiert par la parole respectueuse, argumentée, ouverte à hypothèse et non par un rapport de force fondé sur de supposées certitudes. 
Nous verrons comment s’y prolongent l'une et l'autre.